Km 58’423, M’semrir, Maroc.
Le Maroc a vécu un hiver historique, le plus froid enregistré depuis plusieurs dizaines d’années. Certaines régions ont été recouvertes de neiges pour la première fois depuis les années 1960. Pourtant, depuis quelques semaines, le printemps avait pris les devants, tous les cols, même les pistes à plus de 3’000 mètres d’altitude, étaient dégagés depuis quelques semaines, les arbres en fleurs et les nomades avaient rejoints les villages saisonniers du haut atlas. Mais
Ce retour de l’hiver, pour le pire et le meilleur, a coïncidé avec mon arrivée dans cette région fabuleuse du Maroc. Aujourd’hui la région tout entière est balayée par des vents dépassant les 80 km/h, le Djébel M’Goun, 3ème plus haut sommet du Maroc, et les montagnes qui l’entourent sont recouverts d’épais nuage et plus de 20 centimètres de neige sont attendus. J’observe tout ça depuis Alemdoun, un petit village au pied de ce massif impressionnant. Ici le ciel est bleu, libre de tout ces nuages qui restent bloqués sur les montagnes que je m’apprête à traverser, dès que les conditions le permettront. Le spectacle est grandiose, unique. En plein soleil, j’observe une tempête se dérouler en face de moi. Parfois quelques nuages s’écartent un peu, laissant apparaître brièvement un flanc de montagne totalement enneigé alors que le vent est terrible, comme propulsé par les montagnes qu’il dévale à toute vitesse en direction des plaines. Il balaie tout le village, une porte mal fermée et il s’engouffre, renverse les chaises du café de la place principale et glace les habitants, même les plus téméraires. Les plus habitué. Avec lui, il transporte de rage quelques flocons de neiges destinés aux montagnes mais que sa violence aura porté jusqu’ici, quelques kilomètres plus loin, où le soleil brille. À peine le sol atteint, les flocons disparaissent sous ce soleil qui n’est leur.
L’herbe des prés verdis semblent danser par la force de ce vent tempétueux et les arbres se battent pour ne pas céder sous la violence de ce monstre tout juste réveillé.
Alors forcément, aujourd’hui je me repose. L’occasion est idéale pour me changer les idées et reprendre des forces. Revenir un peu sur cette arrivée dans le haut atlas qui fût, disons le, fabuleuse.
Depuis mon arrivée au Maroc j’ai découvert des paysages saharien puis montagneux, flirté avec les températures négatives et les paysages ont changé à de multiples reprises, passant des oasis aux plateaux rocailleux puis à la vue des sommets enneigés au pied desquels se dressent des amandiers en fleurs. Parfois touristique, souvent sympathique bien qu’ayant un rapport avec les locaux légèrement plus distant qu’en Afrique noire, le Maroc de ces 6-7 premières semaines (déjà) ma beaucoup plu, sans pour autant entrer dans quelque chose de hors norme à l’échelle de mon voyage. Les dix derniers jours étaient même frustrant, un voile poussiéreux s’étant glissé sur le fond de l’horizon, gâchant nombres de paysages. Le terme « différent » serait plus adéquat, tant le Maroc change du reste de l’Afrique, celui de « transition » également puisqu’il s’agit aussi de ça, une transition entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe de « chez moi » qui n’est plus distante que de quelques centaines de kilomètres. À peine. Et cela se ressent dans le climat, qui n’est plus tropicale même si plus doux, et dans la culture, qui n’est celle de chez moi même si proche.
Mais ces derniers jours appartiennent à quelque chose d’autre. Ils sont unique et, au milieu des plus de 1’300 jours de mon voyage, occupent une place particulière.
La parenthèse enneigée
De l’extérieur, vu d’un sédentaire, ou pour le moins de celui qui ne voyage pas, le rythme du voyageur paraît souvent exagéré, parfois fantasmé. Aventures à la pelle, rencontre ahurissante, paysages de rêves et j’en passe, alors qu’au fond la majorité des journées sont beaucoup plus simples et répétitives que ça. Combien de fois ai-je du raconter, en quelques mots, la même histoire (la mienne), manger la même nourriture ou pédaler dans des savanes à l’identique des semaines durant ?
Pour moi l’aventure est avant tout humaine, partagée entre deux mondes et deux réalités forcée à se rencontrer sans forcément se comprendre, simplement s’accepter. Des activités, des divertissements, honnêtement, j’en avais plus avant. Où pour le moins, ils étaient plus variés. Mon plaisir sur la route je le trouve avant tout dans le choix. Le choix de faire ou de ne pas faire, de rester alors que j’avais prévu de partir, de partir alors que j’avais prévu de rester. De ne pas avoir de plan mais plein d’idées, de choisir ma route au carrefour, de changer encore. Revenir en arrière. Profiter des détours. Ne pas savoir mais apprendre. Apprendre sans jamais tout savoir. Toujours avec en tête mon statut de privilégié, le blanc et le passeport qui va avec.
L’Afrique est un enseignant et pendant plus de 3 ans je n’en fût qu’un petit élève, écolier solitaire un peu perdu devant ce professeur qui change si fréquemment de visage. Mais, d’une démarche contraire à celle de la quasi totalité des cultures africaines rencontrées, car on y voyage que par nécessité, pas par plaisir, j’ai trouvé mon plaisir au quotidien, dans les choses simples. Au bras d’une bière ou d’un café dans un village quelconque, à observer les gens. Parler. Écouter. Regarder la vie qui va. Qui avance. Parfois m’évader à la douce folie du Dieu football l’espace de 110 minutes dans un « cinéma improvisé » où seul la foule, bruyante, excitée, vient étouffer le générateur qui tourne à plein régime. Ce sera LE grand événement de la semaine. Celui qui vient rompre un quotidien sans folie si ce n’est celle qui se glisse ici et là sans crier gare. Au fond, mon plaisir de voyageur c’est de pouvoir mettre un peu d’extraordinaire dans le banal, et non pas de banaliser l’extraordinaire en cherchant à le reproduire de jour en jour. De cette manière le quotidien n’en est que mieux vécu et « l’extraordinaire », lorsqu’il surgit, est vécu comme tel, une parenthèse en somme.
Car, c’est vrai, il est des moments qui sortent de tout cadre. Puissant, vibrant, rempli d’une émotion qui me prend à la gorge et par surprise, ils sont des instants hors de l’ordinaire. Amené par un contexte particulier, une météo difficile, la fatigue, ou d’autres choses. À mon échelle, ils sont l’extraordinaire et ne se compte qu’aux nombres de mes doigts, à peine. Ils sont solitude saharienne, nez à nez avec un gorille dans la forêt congolaise, serpentant la montagne pour y « dominer » l’Afrique du sud au col du Sani, ils sont d’un jour, rarement plus, souvent moins. Ne dure parfois que quelques secondes mais imprègnent mes souvenirs pour une vie entière.
Mon entame du Haut Atlas fut de cette trempe là, où du moins je l’ai vécu ainsi.
Lorsque je rejoint Agoudal, l’un des plus haut village du Maroc, je ne me doute encore de ces 24 heures qui s’annoncent si particulière. Le soleil est au rendez-vous bien que quelques nuages, lointain et peu menaçant, se forment à l’horizon. Je profite d’un peu de repos et d’une omelette berbère pour reprendre des forces à l’abri de la mendicité des gosses de la région, pas en reste pour demander des bonbons, de l’argent, des stylos, de manières souvent agressives. On s’accroche à mes bouteilles, à mes sacs. Certains cherchent à jouer, me demande mon nom, j’essaie de discuter. D’autres s’énervent. L’un d’entre eux me lance un caillou. Je reste calme. Dorénavant ce sera mon pain quotidien, bien souvent, comme pour me punir d’être venu « m’amuser » dans ces montagnes si belles et rudes à la fois, où chaque jour des touristes passent.
Vers 13 heure, je m’en vais. Des nuages se forment au loin mais j’ai vérifié la météo, quelques flocons sont possible vers 17 heures, ce qui me laisse le temps, si tel est le cas, de passer le col qui m’impatiente depuis longtemps, le Tizi n’Ouano, l’un des plus hauts du Maroc (2’900 mètres d’altitude). Une piste m’y mène. Je me lance. Mais au fond de moi je sais qu’ici, dans ces montagnes, la météo peut changer à tout moment.
Je quitte le goudron et la route, un brin caillouteuse mais plutôt bonne, s’enfonce dans un canyon alors que je croise un homme sur le dos d’un âne bien chargé. Une moto passe. « S’il neige, tu peux t’arrêter à l’auberge, à 8 kilomètres d’ici » me dit-il.
Les paysages sont vides et caillouteux, quelques buissons survivent à ces altitudes où l’hiver dure plus longtemps qu’ailleurs. Je longe une petite rivière que je finis par devoir traverser, bien content qu’elle ne soit profonde car le ciel s’est couvert de nuages et la température a chuté. Soudain, un flocon tombe. Puis un autre. Première neige africaine pour moi, j’éclate de rire mais, sans broncher, continue d’avancer quelques kilomètres encore.
Mais la neige, tombant bien plus tôt que prévu, ne faiblit pas. Certes il s’agit là de quelques flocons peu tenace mais le vent se lève, me freine, et le col est encore loin. Naturellement, je décide de m’arrêter dans cette petite auberge où m’accueille Abdou, sympathique, qui me prépare un café. Dès lors, la neige ne va faiblir et je passerai ma nuit chez Abdou, apprenant quelques mots d’amazigh au milieu de quelques couvertures entourant la cheminée qui chauffe tant bien que mal cette petite maison.
Au matin le ciel s’est dégagé et, en conséquence, la température a chuté. On enregistre -6 °C au col, avec un ressenti de -15. S’il n’a finalement pas trop neigé, s’est suffisant pour y avoir laissé une fine couche blanche. Les paysages sont splendides et, pour moi, hors norme. J’attends deux bonnes heures, que le soleil monte un peu, avant de reprendre ma route. Sur les versants qui font face au soleil matinal, la neige commence à fondre. Sur la route, elle n’a pas tenu. Une fine couche de boue s’est formé au passage d’un groupe de 4X4 et le vent, terrible, est glacial. Il me frotte le visage et semble tirer sur mes joues de toutes ses forces.
Le froid semble vouloir m’arracher la peau. Bien vite je me protège comme il faut mais, alors que je transpire tout mon corps suites aux efforts nécessaire pour gravir ces pentes, j’ai du mal a protégé mes extrémité. Mains et pieds sont soufflés et la boue collante s’accroche partout où elle le peut alors que le vent, bien vite, la gèle et la fige à mon cadre, à mes roues et à mes pieds. En quelques instants il m’est difficile de l’enlever et, sans possibilité de trouver un bâton à cette altitude, je me sers d’un caillou pour la faire tomber.
Je continue gentiment, bien vite accompagné d’un nomade marchant avec deux ânes chargés. Il avance aussi vite que moi, la pente est raide et, glissant comme rarement, je me contente de pousser mon vélo tant bien que mal.
Au loin, j’aperçois quelques sommets, enneigés eux aussi, m’offrant un spectacle totalement unique dans ce voyage et c’est accompagné de cet homme que je rejoints ce que je crois être le col mais n’est en fait qu’un palier. La piste descend d’un km puis remonte encore. Au bas de cette courte pente, une rivière. Glacée bien évidemment. Une fine couche a gelé et le défi est de la traverser sans se mouiller. Inutile de vous expliquer pourquoi.
C’est presque chose faite bien qu’un peu d’eau pénètre mon pied droit. Lentement mais sûrement alors que le vent reprend de plus belle, me glaçant mains et pieds comme jamais durant tout mon périple africain, je continue mon avancée, porté par les paysages uniques de cette ascension. Durant plus d’une heure je continue ainsi, totalement porté par cet endroit rendu dantesque par les conditions climatiques et le contexte qui me mène ici. Le regard violenté par la beauté qui m’entoure, l’esprit aspiré par l’ambiance de ces montagnes, je me laisse porter ainsi jusqu’à ce qu’enfin le vent daigne s’arrêter un peu. Quelques minutes de répit, il m’offre une accalmie, la température remonte drastiquement, je peux même enlever mes gants et, surtout, réchauffer mon pied -le droit- salement humide et très engourdi.. À l’aide de mon réchaud, j’y verse un peu d’eau tiède, frictionne un peu, vérifier que tout fonctionne. En quelques instants une douleur, rassurante mais désagréable, me gagne puis s’estompe, l’engourdissement disparaît peu à peu. J’attaque enfin la dernière montée.
2 bon kilomètres face à un vent qui reprend de plus belle encore. Plus violemment à mesure que je m’approche du sommet que j’atteins enfin, en début d’après-midi. Les bourrasques y sont si puissante que je termine en poussant, à l’agonie, manquant d’un rien de tomber à plusieurs reprises. Mes lunettes de soleil n’y résistent pas, le vent me les enlèvent et je n’ai que le temps de les voir voler au fond du ravin que longe ma route. Je les regarde se briser, puis disparaître. En atteignant le col je laisse derrière moi un panorama phénoménal, vaste sommets enneigés dont j’aperçois la neige qui s’envole en poudreuse parfois. Enfin, je bascule de l’autre côté.
Le versant sud est celui que je m’apprête à descendre. La neige y a déjà fondu. La piste y est sèche. Les paysages peut-être plus fabuleux encore. Je bascule dans un autre monde. Une parenthèse se referme. Les souvenirs restent.
Je redescend la vallée, le col, le Tizi n’Ouano, est derrière moi. la verre reprend ses droits.
Olivier Rochat