Km 61’877, El Pico Veleta, Espagne.
« Visible de tous mais inconnu du grand public, le Veleta (la route) a beau être un géant, il reste un géant anonyme. »
Bon nombres de routes de montagnes sont connues de tout cyclistes (au moins de noms) et dépassent bien souvent ce cadre là. Du géant de Provence, le mont Ventoux, à d’autres géants du tour de France, des alpins Galibier et Alpe-d’Huez au pyrénéen Tourmalet, du tour d’Italie, par le fantasque Stelvio, le sélectif Mortirolo ou le sauvage Gavia, à celui d’Espagne, par le terrible Angliru et ses passages à… 23%, considéré comme l’une des ascensions cyclistes les plus difficiles au monde. En Suisse, les lacets de la Furka côtoient ce qu’il reste du glacier du Rhône, rongé par le réchauffement climatique, ceux de la vieille route du Gothard serpente la montagne et de leurs pavés emportent le voyageur dans un autre temps. Le col du Grand saint Bernard, lui, a vu passer Napoléon et son armée, un jour de mai 1800, 40’000 hommes a ses côtés.
Par leurs paysages et leur histoire, leurs difficultés, quelques ascensions mythiques parfois, leur utilité, ils ont fait parler d’eux, façonné les mythes et fasciné les foules. Que ce soit celles du cyclisme ou du tourisme, en coupe ou carte postale, ils ornent bien des salons. Pour les uns, ils ont vu des noms toucher la gloire, et d’autres la perdre, à genoux devant de tels monstres. Pour les autres, ils ont vu des armées les traverser. Ils ont fait l’histoire. Ils ont fait la gloire.
Et si les pros les grimpes à grande vitesse, quel amateur de vélo n’a jamais rêvé, un jour, d’en grimper l’un ou l’autre? Pour le défi, pour les paysages, dépassant ses propres limites pour devenir, l’espace d’un jour au moins, un « forçat de la route » et, sur les traces des plus grands, des souvenirs pour toujours.
Le Veleta, unique et gigantesque, presque d’une catégorie à part, aurait mérité lui aussi sa place au milieu de tels noms. Il n’a pourtant jamais fait parler de lui. Ou si peu. Et n’a « jamais » fait rêver les foules. Et surtout pas celle de LA Vuelta, le Tour d’Espagne, qui ne l’a jamais gravit.
Planté au sud de l’Espagne, au cœur de l’Andalousie, on aperçoit son sommet des kilomètres à la ronde. Deuxième sommet de la Sierra Nevada et troisième d’Espagne, il surplombe Grenade, 3ème ville d’Andalousie. De ce fait le pico Veleta est l’une des montagnes les plus photographiées au monde.
Car si Grenade, 250’000 habitants environ, vit aussi par son importante population estudiantine -plus de 60’000 étudiants-, le tourisme est également omniprésent. L’Alhambra, l’un des plus prestigieux témoins de la présence arabe en Espagne, est l’un des monuments les plus visités d’Europe et attire plus de 2 millions de visiteurs chaque année. Surplombant la ville il est lui-même surplombé du pico Veleta et de ses neiges dont certaines, au versant nord, sont (encore) « éternelles ». Et quiconque visitera l’Alhambra, et Grenade en général, ne pourra manquer d’apercevoir le pico Veleta et ses pentes, blanches en hiver et grises en été, qui domine la ville entière.
Mais la route du Veleta personne n’en parle, même les guides touristiques semblent l’avoir oublié. On y parle bien de la station de ski construite sur ses pentes et qui fait vivre bon nombres de familles durant l’hiver, la Sierra Nevada, mais bon nombre de granadinos (habitants de Grenade) ne savent même pas qu’une route grimpe jusqu’à son sommet.
Cette route, pourtant, n’est rien d’autre que la plus haute route goudronnée d’Europe et s’arrête à quelques centaines de mètres du sommet. Bien que l’accès y soit réglementé pour les véhicules à moteur sur les 11 derniers kilomètres, elle permet au cyclistes de grimper jusqu’au pico Veleta, qui culmine à 3’396 (3’398 selon les sources) mètres d’altitude, soit presque 600 de plus(!) que la deuxième plus haute route d’Europe. Un géant.
Dans un pays où le cyclisme est si présent, difficile d’imaginer un tel anonymat.
Fasciné depuis mes quinze ans par les routes de montagnes, lorsque j’ai pris connaissance de cette route, qui plus est en plein milieu de mon itinéraire andalous, il m’était impossible de ne pas m’y intéresser. De ne pas m’y plonger, de ne pas le craindre, le Veleta, et, en conséquence, de ne pas le rêver, le vouloir.
Comme un aimant, les virages du Veleta ont attiré mon attention. Difficile, pourtant, de trouver l’information. Quelques sites en parlent bien, mais pas grand chose. Et lorsque l’on m’en parle enfin, c’est pour me déconseiller d’y aller. « Pas joli », « à cette altitude il n’y a pas de végétation » me diras t’on. J’ai hésité. C’est vrai. D’autant plus qu’avec mon chargement grimper des cols ne revêt plus le même plaisir qu’à « vide ». Les jambes semblent tirer une locomotive et c’est sans compter sur la canicule quotidienne des mois de juillet andalous.
De l’autre côté ces propos ne sont pas ceux de cyclistes et, d’expérience, je sais oh combien que le ressenti d’un col sera différent vu d’une voiture ou d’un vélo, sans compter sur le fait que chacun, de toutes manières, ressentira les choses à sa façon, et ce quel qu’en soit la route et le moyen de transport. Et si je donne dans un premier temps une certaine importance à ces propos, je les oublierai vite dès que le Veleta m’apparaîtra pour la première fois, une cinquantaine de kilomètres avant d’atteindre Grenade.
Majestueux, il surplombe alors des « champs » d’oliviers, et de nombreux névés de neige sont encore visible. Difficile, cependant, d’imaginer une route grimper un tel monstre, ce sommet en forme de bougie, qui me surplombe de près de 3’000 mètres.
Une seule question me vient alors à l’esprit: si je n’y vais pas, comment me sentirais-je une fois parti? Il ne me faut guère plus de 5 minutes pour y répondre: dans le regret. Un peu le même que lorsque l’on refuse une opportunité en or qui paraît audacieuse, par peur que cela se passe mal. Peu m’importe de savoir si je reviendrai dans la région et, après deux jours de repos dans l’agréable ville de Grenade, je me lance à l’assaut de l’interminable montée du Veleta.
Et quelle montée!
L’ascension reste particulière. Longue et régulière, près de 50 kilomètres d’une pente ne faiblissant quasiment jamais, sans pour autant créer de passages vraiment raide. Avec un total de 2’700 mètres de dénivelé positif et presque sans le moindre plat, la difficulté principale reste la longueur et l’altitude, éventuellement les conditions climatiques.
Mais, accueilli à Grenade durant deux jours, je ne compte pas briser le rythme de mes hôtes qui se lèvent tard. Quittant la ville en début d’après-midi je sais bien que je ne rejoindrai le sommet que le lendemain matin, probablement. Pour mieux le ressentir, je dormirai sur ses pentes.
L’ascension débute à Grenade même. Trois routes permettent d’aborder la première partie et si je décide d’éviter la plus facile, j’évite aussi celle de Monachil, réputée plus dur bien que plus belle.
Quelques villages se suivent puis, rapidement, je prends de l’altitude. Sur une route large et sans charme, les virages se suivent et se ressemblent, les camions passent.
De temps à autre j’aperçois Grenade qui
diminue à chaque fois que je peux l’apercevoir. De temps à autre un restaurant, un bar, une station service, me sert de ravitaillement en eau, alors que la route continue de monter, inlassablement. Je l’aborde tranquillement car plus qu’un jeu de jambe, c’est un jeu mental qu’il me faut effectuer. Un jeu de patience et d’abnégation. Un panneau m’indique « altitud 1000, », tout va bien, je monte. Lentement. Mais sûrement. Difficile, cependant, d’imaginer qu’il me reste 2’400 mètres de dénivellation positive, et près de 40 kilomètres d’ascensions continue. Quelques cyclistes passent à toutes vitesse mais je les regarde sans sourciller. Ils disparaissent après un bref et âpre salut. Je ne les reverrai plus. Je suis chargé. Il fait chaud. Et l’ascension ne fait que commencer.
Elle durera toute l’après midi.
Les premiers kilomètres sous l’écrasante chaleur andalouse vont peu à peu laisser place à quelques traits de fraîcheur au fil de l’altitude grimpante, une forêt de pins va apparaître, le panneau « altitud 1500 » va enfin être dépassé, chaque vue de Grenade va me laisser voir une ville de plus en plus petites et lointaines où les maisons individuelles deviennent des « tas vu du ciel » et, tel un décollage au ralenti, je vais continuer à prendre de l’altitude. La station de la Sierra Nevada, sans âme et sans chaleur en été, va venir juste après le panneau « altitud 2’000 », laissant derrière elle une ville devenue minuscule et, devant elle, le pico Veleta, ses neiges fondantes au soleil. Elle marquera aussi mon dernier point de ravitaillement.
Dès lors, une autre ascension débute.
À 2’500 mètres d’altitude se trouvent les derniers arbres, le dernier bistrot. La route est dorénavant fermée aux véhicules motorisé. Seul les piétons, les cyclistes et quelques véhicules d’entretiens sont autorisés à continuer plus haut.
Il est presque 20 heures et la station de la Sierra Nevada me paraît déjà bien basse lorsque je passe la barrière. Le vent, à force que je prenne de l’altitude, se renforce. Il vient de la mer et, en conséquence, souffle contre moi. Les jambes sont lourdes et je croise encore quelques cyclistes, quelques marcheurs, lorsque je traverse mon premier névés de neige qui, fondant sous les rayons de l’été, laisse une route humide, formant parfois un petit ruisseau au milieu de la route. Les virages s’accumulent sans discontinuer et c’est derrière l’un deux, me cachant du vent, que je vais doucement me glisser afin d’y passer la nuit, appréciant le coucher de soleil, boule orange scintillant timidement derrière le voile de saleté, poussière et pollution, propre aux longues périodes sans pluie de cette région aride.
L’espace qui m’est donné est précaire mais, à l’abri du vent, m’est suffisant. Peu avant que le sombre du ciel ne tourne au noir de la nuit, un marcheur passe descendant à la station. Il est le dernier. Je ne le sais pas mais je le sens. Je m’installe. Sans tente car la place ne le permet pas et que probablement le vent la soufflerait s’il venait à se lever plus « sérieusement ». Ce soir ce sera nuit à la belle étoile. Sandwichs au menu, un thé car il fait froid et je m’enroule dans mon sac de couchage comme une marmotte en hibernation. À plus de 2’800 mètres d’altitude, on est plus si loin du zéro degré, je ressors mes pulls, mon écharpe et sous le bruit du vent frappant les barrières des pistes de ski, je m’endors tant bien que mal. Au ciel, les étoiles sont au rendez-vous. Au bas Grenade, une vingtaine de degré en plus, s’illumine de mille feux, ses lumières en contrebas.
J’ai maintenant les pieds dans la neige mais les yeux porté sur une ville qui transpire et c’est aussi ça, le Veleta.
Mais le Veleta n’est pas un col pour autant, c’est une ascension, un sommet. Alors que le col, lui, est réputé pour passer par le point le plus haut d’une route reliant deux vallées, le chemin qu’il emprunte est généralement le plus bas, du moins le plus pratique, le plus accessible, pour traverser les montagnes qui séparent les deux vallées. Il ne cherche pas les sommets, au contraire il les évite. Il n’est pas là pour grimper, il est là pour traverser, pour passer. À une époque plus ancienne, sans tunnel, technologie motrice ni aviation, il revêtait une grande importance car il était le seul point de passage entre ces deux vallées (dans bien des cas c’est toujours d’actualité). Mais le Veleta, lui, à la manière du mont Ventoux, ne relie pas
deux vallées. Il n’a pas ce côté essentiel dont l’économie et le développement de vallées entière peuvent dépendre. Non lui il grimpe une montagne où personne ne vit et, hormis pour accéder à la station de ski et l’observatoire qui culmine à 2’800 mètres d’altitude, son utilité est, pour ainsi dire, nulle. Mise à part, bien sûr, celle que vous pourriez bien lui donner. La route du Veleta est une lubie. Elle n’en mène pas moins à un sommet.
La nuit sera courte, la nuit sera Belle, la nuit sera fraîche. Et au matin un élément va venir perturber mon avancée, ou plutôt ma terminée, puisqu’à 7 kilomètres du sommet je pouvais sentir la fin dès le réveil: c’est le vent.
Il souffle maintenant plus qu’à moitié comme auparavant. Non maintenant il se déchaîne. Et je ne sais pas s’il crie ou s’il chante, mais lorsqu’il vient frapper les installations de skis gisant là comme morte, enlaidissant ces paysage « nu », j’ai l’impression qu’il me parle. Qu’il me gueule dessus.
Il me faudra deux heures pour en terminer. Deux heures d’un long rictus solitaire et matinale sur les pentes de plus en plus sèches et inhospitalières du Veleta. Une fois les 3’000 mètres passés, seuls quelques morceaux d’herbes survivent, on ne sait trop comment, au dur climat qui sévit à une telle altitude. Même le goudron, acceptable jusqu’ici, semble subir le climat. Sous l’effet du gel qui sévit près des trois-quarts de l’année, la route est de plus en plus rongée, comme par la lèpre ou la morsure d’un requin, au point de parfois se transformer en lambeaux, vaste tas de pierres. De goudrons déchiqueté.
Je passe maintenant plus de temps à pousser qu’à pédaler. Parfois au sortir d’un virage m’envoyant dans l’autre sens, le vent me porte sur quelques dizaines de mètres avant de bifurquer à nouveau, et, d’une prise totale à ce même vent qui me fouette maintenant, il me faut lutter même pour ne pas tomber. Avant d’enfin, luttant toujours pour chaque pas, de pouvoir atteindre la partie droite et presque longiligne où, plus caché du vent, je peux m’évader à nouveau, toujours en direction du ciel.
C’est sous le regard inquiet d’un bouquetin qui s’enfuit d’une élégance non feinte, plongeant sans crainte au bas d’une pente aux allures de falaises, que j’aborde le dernier virage et cette route défoncée qui devient piste, puis, à quelques hectomètres du sommet, presque tas de cailloux. Après quelques efforts saugrenus, tirant mon attirail au-dessus de gros cailloux à près de 3’400 mètres d’altitude sur une pente avoisinant les 10%, je touche au but.
Me voici au sommet du Veleta.
Et si le vent est terrible, presque dangereux, la vue, elle, est magnifique. Elle me laisse tout le chemin parcouru, les derniers kilomètres de ce matin qui me paraissent minuscule, cette route qui descend jusqu’à la plaine, les forêts d’hier après-midi, presque insignifiante, et Grenade, toujours là mais qui semble vouloir disparaître, devenue si petite. Autour d’Elle toutes ces collines qui d’en bas me paraissaient si pointues et qui d’ici m’apparaissent si plate. Un peu comme d’un avion.
Tout autour quelques sommets, rocailleux, et à peine plus loin le Mulhaucén, plus haut sommet d’Espagne. Quelques névés gisent encore, mélangeant l’hiver du lieu à la fournaise des vues sur Grenade et l’Andalousie qui transpire encore. Glacé par le vent, réchauffé par la vue, je reste un long moment, accroupis, à contempler le monde, Grenade et le chemin parcouru. Le chemin à venir.
J’ai grimpé le Veleta. Et si se fût une lubie, se fût beau quand même. Car même dans l’anonymat de ses pentes, je ne suis pas près de l’oublier.